ENCYCLOPÉDIE DE DIDEROT

ENCYCLOPÉDIE DE DIDEROT
ENCYCLOPÉDIE DE DIDEROT

Si, comme on l’a professé durant des siècles, la pensée est le miroir de l’être, et si le monde est sphérique, fini, alors, comment ne pas imaginer que le savoir total puisse être, lui aussi, fini et circulaire? Tel est bien le premier modèle du savoir encyclopédique, que se propose encore un Bruno Latini et, même, un Pic de la Mirandole. Mais voici: les progrès de la science ouvrent un univers sans bornes et font douter que nos catégories grammaticales reflètent les catégories de l’être (si cela a un sens). La sphère du savoir éclate à l’infini; l’encyclopédie n’est plus que le miroir de nos conquêtes sur un monde en soi inconnu; elle devient le catalogue de nos acquisitions, que la seule commodité recommande de classer par ordre alphabétique. Et tel est bien le nouvel esprit encyclopédique dont le monument érigé par d’Alembert et Diderot inaugure les grandes réalisations.

L’entreprise

En 1745, à la suggestion d’un Anglais (John Mills) et d’un Allemand (Sellius) avec lesquels il se fâche, le libraire Le Breton annonce le projet de publier en français la Cyclopaedia de Chambers; le 27 juin 1746, par-devant d’Alembert et Diderot, témoins, l’entreprise est confiée à l’abbé Gua de Malves, qui abandonne au bout de treize mois; la main passe aux témoins, nommés codirecteurs, le 16 octobre 1747. Le projet s’élargit. Un Prospectus , de Diderot, le fait connaître en 1750. On prévoit huit volumes de textes et deux de planches. Déjà cinquante-cinq collaborateurs – parmi lesquels Buffon, Rousseau, le président de Brosses, Dumarsais, Daubenton, d’Holbach, Jaucourt (qui deviendra la cheville ouvrière) – ont promis leur concours: au total, ils seront plus de cent soixante.

Cependant, l’incarcération de Diderot à Vincennes pour sa Lettre sur les aveugles (1749), bientôt l’affaire de l’abbé de Prades accusé de défendre la religion naturelle (nov. 1751) alertent dangereusement l’attention des ennemis de l’esprit moderne contre cette entreprise des Lumières qui engage de plus en plus de capitaux et attire de plus en plus de souscripteurs: 1 000 à la parution du premier tome (avr. 1751), 2 000 en février 1752, 3 000 en septembre 1754, 4 200 en novembre 1757; et ces chiffres restent au-dessous des chiffres de vente. La résistance s’organise. Dès février 1752, après le tome II (janv.), un arrêt du Conseil du roi interdit l’ouvrage.

Néanmoins, la publication parvient à poursuivre son cours: tome III (CHA-CONSÉCRATION) en novembre 1753, tome IV (CONSEIL-DIZ) en octobre 1754, tome V (DJ-ESY) en novembre 1755, tome VI (ET-FNE) en mai 1756, tome VII (fin de F-GYTHINE) en novembre 1757. Il est désormais évident que l’Encyclopédie dépassera les dix volumes prévus. Mais résistera-t-elle aux attaques?

Le tome VII contenait, de d’Alembert, l’article «Genève», qui va consacrer la rupture avec Rousseau. Les autorités religieuses veillent. Les pamphlets alimentent la guerre, allumée par Palissot, contre les Cacouacs. Voltaire s’inquiète, propose d’abandonner et persuade son ami d’Alembert de renoncer à ce «maudit travail». Diderot reste seul. Il refuse de décevoir les souscripteurs et de ruiner les libraires. L’attentat de Damiens (1757), le scandale provoqué par De l’esprit d’Helvétius (août 1758) ameutent toutes les forces conservatrices. Par deux arrêts, le 5 mars et le 21 juillet 1759, le Conseil d’État du roi révoque les lettres de privilège de l’Encyclopédie et décrète même le remboursement des souscripteurs (aucun ne le réclamera). L’œuvre doit donc s’élaborer dans l’ombre. Apeuré dans cette ombre, Le Breton censure les textes; Diderot ne découvrira le désastre qu’en 1764. Enfin les tomes VIII-XVII sont prêts et livrés (d’abord sous le manteau) au début de 1766. Entre-temps, depuis janvier 1762, les volumes de planches sont et seront distribués jusqu’au onzième (le dernier) en 1772.

Le contenu

Que renferme le monument? Une Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers , mise en ordre et publiée par Diderot et, quant à la partie mathématique, par d’Alembert; donc le cercle de connaissances qui devraient instruire l’«honnête homme» et tout professionnel au XVIIIe siècle; en d’autres termes, un recueil de savoirs et de méthodes concernant les sciences, la poésie, les beaux-arts, les arts libéraux et les arts mécaniques avec leur exercice, les métiers. Encore que livré au hasard alphabétique, ce dictionnaire est raisonné, parce qu’il choisit les articles utiles et que, partout, s’inspirant de Bacon et du classement par matières, il s’efforce, par un système de renvois, de remplir les vides qui séparent deux sciences ou deux arts et de renouer la chaîne des raisons. Veut-on s’initier à la mathématique? D’Alembert donne ses leçons. Préfère-t-on l’histoire de la philosophie? Diderot l’expose. La métaphysique? Écoutez l’abbé Yvon. La théologie? L’abbé Morellet. Qu’est-ce que le goût? Montesquieu se souvient ici qu’il est l’auteur du Temple de Gnide . L’éloquence? l’élégance? l’esprit? Voici Voltaire. S’inquiètet-on pour sa santé? Les meilleurs médecins – de Barthez ou Bordeu à Venel –, les meilleurs chirurgiens – comme Antoine Louis – offrent leurs consultations. La nature? Buffon en parle. La chimie? D’Holbach, mais aussi, entre autres, le maître de Lavoisier, Rouelle. L’économie? Quesnay, plus tard Turgot, ceux qui, en 1767, s’appelleront les physiocrates. L’économie politique? Rousseau. De simples artisans aussi ont fait part de leur expérience. Dès lors, de l’émail à l’épingle, du jardinage à l’encaustique, du canon à l’orfèvrerie, de l’équitation à l’escompte, du ballet à l’électricité, des forges au velours, de la serrurerie au blason, du sucre au sel, de la verrerie à la marine, de la bonneterie à la pompe à feu, rien n’échappe à ce catalogue qui s’est dévoué à l’utile et raisonne contre tout irrationnel.

Le titre ne dit pas comment l’ouvrage a été fait. Quand ils ne sont pas anonymes, les articles n’en deviennent pas nécessairement originaux. Certes, cela arrive et il arrive même que l’article se transforme plus tard en livre: par exemple «Étymologie», du président de Brosses, fournira, dix ans après, le Traité de la formation mécanique des langues et des principes physiques de l’étymologie . D’autre part, qui démêlerait ce que «Droit naturel» de Diderot doit à «Économie politique» de Rousseau, ou réciproquement, et ce qu’ils doivent l’un et l’autre à de communes lectures? Le plus souvent, de l’aveu même de l’éditeur, on a affaire à des compilations qui mettent au pillage Buffon, les Mémoires de Trévoux, Du Bos, etc., et l’on sait que les longues pages de Diderot sur l’histoire de la philosophie font, bien malgré lui, de Brucker (1695-1770) un des collaborateurs les plus importants de l’Encyclopédie .

Il y a des personnes, assure Diderot, qui ont lu l’Encyclopédie d’un bout à l’autre. On s’en étonne. On ne lit pas un dictionnaire: on le consulte. Mais voici le cheval de Troie: la critique de la religion ou du pouvoir se démasque sous les mots les plus imprévus et se dérobe, par renvois épigrammatiques – qui risquent, avoue Diderot, de tourner à la pasquinade – d’un mot à l’autre: de «Cordeliers» à «Capuchon», on saute de l’éloge au grotesque de certaines querelles; si l’on n’ose pas aborder la «Constitution Unigenitus», on l’attaque indirectement à «Controverse» ou «Convulsionnaire»; qu’il faille se garder des légendes, c’est à «Boa» ou «Agnus scythicus» qu’on le montre – et pas seulement, selon une tactique familière aux sceptiques, par la mythologie («Junon») ou l’exotisme («Chaldéens», «Éthiopiens», «Brames»); la Révélation, peut-être, en est une, on le suggère à propos d’«Aigle»; en tout cas, contre les mécanismes de la tradition (voyez «Chaldéens»), la raison doit conquérir la libre expression de sa pensée (suivez de «Aius locutius» à «Casuistes», de «Cas de conscience» à «Intention»).

On l’aura remarqué: les exemples sont pris – ou pourraient être pris – dans les sept premiers volumes. C’est que les suivants ont subi la censure de Le Breton: de «Libraire» à «Zend Vesta», et particulièrement dans les articles «Pyrrhonienne (Philosophie)», «Sectes du christianisme», «Théologie ou Théologiens», «Tolérance», tout ce qui pouvait mettre en danger a été effacé d’un trait de plume.

Les interprétations

Quel sens avait «le projet du plus beau monument qu’aucun siècle ait jamais élevé à la gloire et à l’instruction du genre humain» (Naigeon)? La réponse doit être prise du Discours préliminaire , par d’Alembert – Discours qui, dans le volume I, suivait le Prospectus réimprimé –, et de l’article «Encyclopédie». Une formule la résume: les progrès de l’esprit humain, thème par excellence des Lumières. Si l’Encyclopédie est une machine de guerre contre toute superstition, cette guerre est une défense: à supposer que, par miracle, la religion catholique romaine (le cas est différent pour l’Aufklärung et pour l’Enlightenment) ne se fût pas toujours dressée contre le progrès, les Lumières n’auraient pas eu à orienter leurs feux contre ce que l’on appelait des centres de ténèbres. Les progrès de l’esprit humain, rendus évidents depuis le XVIIe siècle par le développement des sciences – d’où la querelle des Modernes contre les Anciens –, imposaient une nouvelle philosophie de l’histoire: non plus celle, éternitaire, du rachat, mais, désormais, celle de l’humanisme. En conséquence, l’Encyclopédie ne pouvait être que progressiste et engagée elle-même dans le flux du progrès: rétrospective et prospective, elle était œuvre en devenir; non pas chose, dans la statique d’un savoir d’autorité établi, mais ouverte à la dynamique du savoir à constituer; non point parfaite, mais toujours à parfaire et refaire; non pas le travail d’un homme ou d’un groupe, mais celui de l’humanité: «la perfection d’une encyclopédie est l’ouvrage des siècles. Il a fallu des siècles pour commencer; il en faudra pour finir; mais à la postérité et à l’être qui ne meurt point... »

On a, depuis, risqué d’autres interprétations. Reprenant et élargissant une idée d’André Billy, Michel Butor regarde «toute l’Encyclopédie comme une gigantesque mystification dont les contrôleurs font les frais, mystification entièrement utile , mais au cours de laquelle les moments d’héroïsme et d’effroi ont dû être compensés par quelques remarquables rires»; depuis son internement à Vincennes, Diderot sait qu’il faut ruser; s’il doit produire des ouvrages comme Les Bijoux indiscrets , c’est que l’Encyclopédie ne permettait pas d’aborder avec une entière franchise les problèmes de la sexualité. Interprétation peu recevable: l’Encyclopédie ne se réduit pas, loin de là, aux quelques renvois épigrammatiques de son éditeur (où placer la mystification, dans les articles de mathématique ou les descriptions de métiers?); elle ne s’explique pas par le seul Diderot; enfin, les ruses mystificatrices appartiennent à tout le siècle dans sa lutte pour la liberté.

Beaucoup plus juste l’interprétation de Bernard Groethuysen. Le monde demeurant, en soi, inconnaissable, bornons-nous sagement à inventorier les objets dont nous avons fait notre propriété; il suffit de légitimer la possession d’un monde qui, considéré en dehors de toute activité humaine, nous échappe; mais cette activité établit sur les objets notre droit de propriétaire; elle en fait une marchandise, une valeur d’échange. «C’est l’esprit de possession qui distingue essentiellement l’Encyclopédie de l’orbis pictus dans lequel autrefois les voyageurs de la Renaissance notaient ce qu’ils avaient vu de curieux au cours de leurs pérégrinations.» À l’opposé du métaphysicien, le banquier veut acquérir, utiliser, constituer un capital qu’il transmettra par héritage; «l’Encyclopédie , voilà donc le capital de l’humanité»: aux enfants de le faire fructifier. Toutefois, comment expliquer que l’Encyclopédie ait été moins bien accueillie là où triomphait le plus l’esprit de négoce, aux Pays-Bas, en Angleterre et en Amérique?

Destin de l’«Encyclopédie»

Quelle que soit l’interprétation adoptée, du moins est-il incontestable, répétons-le, que la nouveauté du projet réside en son inspiration scientifique et en sa croyance au progrès. Diderot a vu juste lorsqu’il présente son ouvrage comme constamment à refaire, comparable à un organisme – l’être qui ne meurt point – vivant en renouvelant ses cellules. La langue vieillit vite. Les connaissances d’aujourd’hui seront vieilles demain. Depuis le XVIIIe siècle, avant même l’achèvement du Dictionnaire raisonné de Diderot – avec le Journal encyclopédique (1756-1793) – et dès l’achèvement – avec l’Encyclopédie dite d’Yverdon (1770-1780), le Supplément au Dictionnaire des sciences, des arts et des métiers (1776-1777) et l’Encyclopédie méthodique (1782-1832) chez le libraire Panckoucke –, les encyclopédistes n’ont cessé de se succéder, souvent se spécialisant pour mieux canaliser la surabondance des matières: cela seul qui était lutte antireligieuse tombait en désuétude.

L’Encyclopédie n’aura donc pas été le fruit d’une mode: elle répond à un besoin constant du monde scientifique moderne. On peut se demander si les ordinateurs n’utiliseront pas bientôt les encyclopédies pour en faire, selon un rêve de Leibniz, du matériau d’invention par l’art combinatoire.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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